Patty Waters - You Thrill Me (2004)

Publié le par Richard Robert

On envie sincèrement ceux qui n’ont encore jamais entendu Patty Waters chanter. La surprise qui les attend n’est pas banale : elle appartient à un registre d’émotion supérieur, quelque part entre l’ivresse et la suffocation, et s’accompagne d’une de ces sueurs froides que bien peu de musiques sont en mesure de provoquer. Ceux qui sont tombés en arrêt devant la singularité absolue du premier album de l’Américaine, Patty Waters Sings (1966), peuvent en témoigner. Sorti à l’origine sur l’audacieux label new-yorkais ESP, qui accueillait quelques irréguliers comme Albert Ayler, Giuseppi Logan, Sun Ra, les Fugs ou Pearls Before Swine, ce disque est le genre d’objet non identifiable qui tombe comme un astéroïde sur les platines et qu’on ne peut ranger dans sa discothèque sans faire au préalable le vide autour de lui.

Si les magasins de disques avaient des bacs de "musiques inouïes", celui-ci figurerait pour l’éternité en tête de gondole. S’accompagnant au piano, Patty Waters y chante comme personne sept miniatures de son cru. Murmurant d’une voix blanche, souvent postée à l’orée du silence, elle invente une musique aussi douce qu’intranquille, qu’on se retiendra d’appeler "jazz" tant elle est rétive à toute tentative de classification. Et puis il y a ce dernier titre, Black is the Color of my True Love’s Hair, qui, sur le vinyle d’origine, mangeait, dévorait même, toute la face B : quatorze minutes de terreur vraie. Improvisant sur une folksong ancestrale, Waters, accompagné d’un trio où officie le pianiste Burton Greene, y déchire peu à peu le voile ductile de sa voix et se transforme en furie incontrôlable, en dragonne crachant le feu, geignant, hurlant, offrant l’exemple rare d’une chanteuse qui semble désarticuler dans un même mouvement le langage musical et son propre corps. Même après des dizaines d’écoutes, cette chose-là reste d’une effrayante beauté.

En 1967, Waters sortira sur le même label un album live, College Tour : desservie par des musiciens qui enfilent tous les clichés du free, sa voix ne perd pourtant rien de son charme dérangeant. Puis ce sera le silence, à peine brisé par quelques concerts de plus en plus sporadiques. Waters disparaît du décor : elle était un cas, elle devient une énigme. De mystère, il n’y a pourtant point : l’Américaine, enceinte, a simplement décidé de quitter New York pour la côte Ouest, puis de se retirer du circuit pour se consacrer à son enfant. Le vide qu’elle laisse ne fera que renforcer l’irréductible étrangeté de ses deux albums. Et ce n’est pas Love Songs (1996), collection de standards qu’une Waters sur le retour interprète d’une voix usée, vidée de sa substance, qui les sortira de cette splendide solitude.

Il aura donc fallu attendre la sortie de You Thrill me, compilation d’inédits issus des archives personnelles de la chanteuse, pour que cette histoire s’enrichisse enfin d’un nouveau passionnant chapitre. Malgré la variété de ses sources et de son matériau (reprises et originaux, sessions en studio et simples démos), cette "odyssée musicale", couvrant dix-neuf années d’activités plus ou moins secrètes, s’avère d’une grande cohérence esthétique et livre une foule d’enseignements sur l’art vocal de Patty Waters. Apaisée, le plus souvent seule au piano, l’Américaine campe ici une sorte d’impassible représentante des forces du désordre. Car même lorsqu’elle susurre de la plus délicate des façons, comme c’est le cas tout au long de ce disque, elle laisse toujours planer une délicieuse menace sur sa musique. Waters est la reine du "hors chant" : quelque chose semble se tapir dans l’ombre de sa voix, quelque chose de terrible ou de féroce, qui est aussi inquiétant que bouleversant. Comme Jeanne Lee, elle est de ces rares chanteuses qui, sans le moindre effet grandiloquent, réussissent à faire monter le sentiment d’insécurité chez leurs auditeurs – et ce sentiment-là est merveilleux. Grâce à Patty Waters, on comprend mieux ce que l’expression "beauté folle" veut dire. Du moins dans un premier temps. Car très vite, cette folie impose sa propre logique, sa propre échelle des valeurs. Et c’est alors l’immense majorité de la production musicale qui, par comparaison, paraît anormale, comme étrangère à la vie et aux splendeurs de ce monde.


Publié dans Etats critiques

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